Chapitre 1

 

Jean-Marie Martin

« Oser faire de la Vallée du Malheur,
Auschwitz, une porte vers l’Espérance »

 

 « Le 27 août 2008, vous avez peut-être vu sur Arte « Mon père cet assassin », un reportage poignant où Monika Herwig expose ses tourments d’être la fille de l’Oberscharführer Amon Goeth, le tristement célèbre commandant SS du camp de Plaszow. Les tourments vécus par cette femme m’ont permis de mieux nommer la source de ma souffrance en ce qui concerne la Shoah. Ce n’est pas mon père qui est un assassin, comme celui de Monika, mais c’est toute une partie de ma famille, famille spirituelle, une partie de mon ascendance, et cela pendant une quinzaine de siècles. J’ai vécu un véritable traumatisme en m’approchant d’Auschwitz pour la première fois en 1991, lorsque j’ai découvert ce que représentaient la Shoah, et la part de responsabilités des chrétiens dans son avènement. J’en ai été, et j’en reste affligé. Je me rends compte que j’éprouve une révolte viscérale latente contre les nombreux chrétiens qui, à travers les siècles, se sont rendus coupables de persécutions contre les Juifs, et plus encore contre ceux d’entre eux qui animèrent et propagèrent sciemment la haine antijuive, et les prédicateurs qui troquèrent l’annonce de l’Evangile pour celle de la haine meurtrière, et certains Pères de l’Eglise qui furent odieusement virulents – pourtant déclarés Saints –, et certains Papes… J’essaie, avec difficulté, de ne pas les juger, car je sais que ma conscience aurait pu, elle aussi, être faussée ; mais je dois reconnaître que je n’arrive pas à leur pardonner.

 

Je ressens, en leur attitude, une trahison profonde de la mission qui est la nôtre, mission reçue du Seigneur, qui est de porter partout où nous sommes la Paix, l’Amour, le Pardon, la Justice… Je n’ose pas croire que leur engagement à vivre l’Évangile n’était que mensonge, ou bien, qu’il était dépourvu de fondements. Ce qui me laisse penser que les individus les mieux disposés à faire le bien peuvent être complètement aveuglés et manipulés. Le peuple des chrétiens s’est laissé très vite gangrener par une affreuse accusation à l’égard du Peuple Juif, celle de déicide, laquelle accusait tout le Peuple Juif du temps de Jésus d’avoir tué le Christ ; les études exégétiques modernes nous montrent bien qu’il s’agissait uniquement du fait d’une poignée de notables et de chefs religieux. Cette accusation de déicide a instillé dans les esprits un poison redoutable, qui s’est retourné pendant des siècles contre les descendants des Juifs contemporains de Jésus. L’accusation perfide a fonctionné comme un péché originel, qui allait devenir le fer de lance des persécutions séculaires contre les Juifs, permettant d’entreprendre l’assassinat du Peuple qui donnait la vie aux chrétiens eux-mêmes, et qui leur apportait le Salut.

Je ne m’habitue pas à cette longue liste d’exactions contre le Peuple Élu, et je crois que mon trouble s’accroît en vieillissant. Faire la recension de tous les crimes qui ont été perpétrés à l’égard de nos frères juifs, dans les exécutions sommaires, dans les multiples pogroms, les croisades, l’Inquisition, avant même que la Shoah n’existât, me consterne. La Shoah n’est pas une génération spontanée, elle a été rendue possible par quinze siècles de haine antijuive doublée d’antisémitisme. Six millions de victimes juives sont mortes pendant la Shoah, mais ce chiffre colossal se gonfle de plusieurs centaines de milliers d’autres victimes pendant les siècles qui l’ont précédée et préparée. Des siècles où le sang juif a été versé pour venger le sang du Christ, qui n’était autre qu’un Juif lui-même ! On a vengé dans le sang celui qui ne voulait pas qu’il fut répandu, celui qui avait aboli la loi du talion.

 

Le peuple chrétien dans son entier n’a pas participé à cette tuerie – Dieu soit loué ! – et au vingtième siècle, nombreux furent ceux qui sauvèrent des Juifs pendant la guerre au péril de leur vie et de celle de leur famille. Qu’ils en soient honorés. On peut dire aujourd’hui, sans trop se tromper, que l’histoire de l’antijudaïsme est derrière nous. L’Église a fait acte de repentance vis-à-vis de ses frères juifs redécouverts, elle leur a demandé pardon – on ne cessera d’en rendre grâce ! – Elle a aussi demandé pardon à Dieu pour son attitude à leur égard. Mais il y aurait matière aussi à faire acte de repentance en demandant pardon au Christ pour avoir souillé son Nom et refusé son Commandement en voulant le venger, allant ainsi à l’encontre d’une Parole créatrice d’Amour et de Paix qu’il est venu nous apporter au prix de sa vie.

Mais si l’histoire de l’antijudaïsme – à connotation religieuse – est plutôt derrière nous, celle de l’antisémitisme profane dure encore. Celui-ci semble doté de pérennité. Il existait déjà avant le Christ, puis il a jalonné abondamment les siècles où s’est exprimé en même temps l’antijudaïsme, jusqu’à exploser dans l’Hitlérisme, mais il dure encore. Grâce à la Shoah, les hommes sont devenus extrêmement vigilants à son égard, mais on note encore, et sans cesse, des manifestations, des courants de pensée, qui nous montrent qu’il n’a pas quitté le cœur de certains hommes, allié en cela au racisme. Et notre devoir est de réagir, et de tout faire pour l’éradiquer, ou du moins le juguler. Ne rien dire, ne rien faire, c’est laisser le vent de la haine ranimer les braises.

 

Grâce à l’horreur de la Shoah, l’Église a enfin ouvert les yeux sur son passé, elle a pratiqué un virage radical, notamment au cours de Vatican II, produisant le document inespéré de « Nostra Aetate ». Elle a posé des actes pour demander pardon, des actes de repentance, elle s’est engagée dans le dialogue Judéo-chrétien. L’Église a retrouvé avec bonheur ses racines, ses fondations. Et j’ose dire, son Baptême. Elle a redécouvert combien elle avait besoin du Peuple élu de Dieu pour être elle-même, pour retrouver son identité, et pour être fidèle à sa vocation. C’est avec les frères aînés Juifs qu’elle prend toute sa dimension de Peuple de Dieu. Vocation qu’elle partage, mais qu’elle ne remplace pas. La vocation du Peuple d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’est pas caduque, comme l’Église l’avait trop longtemps cru et enseigné. Pendant des siècles, les chrétiens ont considéré comme quasiment indiscutable le rejet du Peuple Juif par Dieu, lié au rejet du Christ par les Juifs, et donc, le transfert de la totalité de sa mission au christianisme. La survivance du judaïsme comme religion était devenue incompréhensible, et l’existence d’un Peuple la pratiquant, anormale. Ce qui constituait une raison supplémentaire de ne pas être surpris par sa destruction. Heureusement, nous redécouvrons sans cesse, depuis la Shoah, que nous avons besoin de nos pères dans la Foi, et nous ne pouvons pas être chrétiens sans eux. Personne n’est dépourvu d’ascendance, et personne ne peut s’édifier sans ascendance. Sachons leur être reconnaissants d’être nos racines, remercions-les de guider vers nous la sève nous irriguant, nous qui sommes la greffe qui jaillit du tronc de l’olivier franc. Remercions-les encore d’êtres ceux qui nous ont révélé le Dieu unique, qui nous ont apporté l’Alliance divine, qui nous livrent les Commandements qui nous structurent, nous éclairent, et nous édifient… en particulier, le Premier de tous les Commandement qui nous lie à Dieu, et qui nous lient ensemble, juifs et chrétiens dans un même amour. Et puis bien sûr, remercions-les de nous avoir amené le Christ, celui qui vient détruire le mur de la haine qui nous séparait. Et qui nous réunit dans une Alliance nouvelle, une Alliance renouvelée.

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