Chapitre 3

 

 Je voudrais m’arrêter un instant sur un aspect préoccupant, qui paraît être une tentative de relativisation de la Shoah, et cela par un moyen sournois, s’il est volontaire, qui consiste à comparer, comptabiliser le nombre des morts, selon les génocides, pour en relever l’importance. Je voudrais réagir pour couper court à ces tentatives. On ne juge pas d’un événement, me semble-t-il, par l’audimat ou le catastrophisme. Par exemple, certaines personnes minimisent le nombre de six millions de juifs tués pendant la Shoah au profit du nombre bien plus impressionnant encore des victimes dues au communisme. Ces gens-là seraient sans doute prêts à reprocher aux juifs d’avancer le nombre de leurs victimes avec trop d’ostentation. Ces personnes se trompent de barème. C’est qu’ils pensent que la spécificité de la Shoah se trouve dans le nombre de victimes. Erreur ! D’ailleurs, on ne peut pas mettre en regard le communisme et la Shoah, car l’un et l’autre ne sont pas sur le même registre. Mais on peut mettre sur le même plan, à la rigueur, le communisme et le nazisme, lequel a planifié et réalisé la Shoah, ces deux systèmes de pensée étant tous les deux générateurs de monstruosité. Bien qu’étant chacun tout à fait particuliers. Ceux qui sont intéressés à faire des comparaisons de chiffre peuvent donc le faire, mais entre les victimes du nazisme et celles du communisme, car là, nous sommes dans la même échelle de valeur, ou de non-valeur. Mais ils n’en trouveront pas pour autant la spécificité de la Shoah, car elle est unique, et incomparable à toute autre tentative de génocide, puisque c’est l’idée de Dieu qu’apportât le Peuple juif qui était visée, et qui devait être détruite. Et ensuite, une fois que l’extermination totale des onze millions de juifs d’Europe aurait été réalisée, l’anéantissement total du Peuple des chrétiens était prévu, puisqu’il répandait la même idée de Dieu. Nous sommes en présence d’un conflit d’élection sans concession.

C’est la thèse du père Jean Dujardin, et je vais vous présenter un extrait très précieux de son enseignement nous présentant clairement la pointe de la spécificité de la Shoah :

« Hitler considère la religion juive, identifiée à la race juive, comme un danger mortel pour la race aryenne, et cela pour deux raisons. La première est d’ordre éthique : le judaïsme a inventé et introduit, par le christianisme en particulier, une éthique du respect absolu de la vie, de l’égale dignité des hommes devant Dieu, de la fraternité humaine. Il a inventé le principe de tout ordre moral, la conscience. Cette éthique est perçu comme totalement incompatible avec l’idée d’une hiérarchie et d’une domination des races, telles que Hitler les avait définies. De ce point de vue, la Shoah n’est pas seulement un acte immoral, un génocide parmi les génocides, elle est délibérément un acte anti-éthique, dont l’objectif final est de faire disparaître de la mémoire une conception de l’homme, ou du monde, personnifiée par le peuple juif. La seconde raison, plus spécifiquement religieuse, est le fondement de cette éthique. Hitler sait que le Judaïsme a introduit dans l’histoire de l’humanité, le monothéisme : un Dieu qui, par ses exigences morales, interdit à l’homme de se faire son égal.

Ce monothéisme intransigeant n’a pas cessé de combattre toutes les formes d’idolâtrie. L’idolâtrie de la race ne peut pas cohabiter avec lui. Car les nazis concevaient l’établissement de la primauté de la race aryenne comme l’instauration d’une religion nouvelle séculière. Tout concourait à l’organisation d’un véritable culte. Dans la réalisation de ses projets sur l’homme aryen, dans sa vision du monde, Hitler est intimement convaincu que le peuple juif, par le seul fait de son existence, de ses exigences éthiques enracinées dans un culte intransigeant du Dieu unique, est son adversaire par excellence. Un adversaire d’autant plus dangereux qu’il perdure depuis des siècles, et a refusé toute assimilation.

Le judaïsme, par son particularisme, par la défense farouche de sa différence, est perçu comme un mal absolu. Les Juifs devaient donc être exterminés, non pour leurs actions, mais pour leur vie même, qui avait valeur de symbole. Dans l’antisémitisme nazi, le Juif incarne le mal : un mal qui explique tout, qui donne cohérence et fondement à tous les autres arguments antisémites. L’éliminer devient alors la priorité des priorités. Sans cette dimension du symbole, on ne peut comprendre l’assassinat des vieillards, des femmes et des enfants. Mais d’après la signification de l’existence juive aux yeux de Hitler, il fallait tuer les enfants parce qu’ils étaient l’avenir, il fallait tuer, ou stériliser les femmes parce qu’elles donnaient la vie et l’identité, mais il fallait aussi tuer les vieillards, parce qu’ils incarnaient la Mémoire. Une telle logique de mort ne pouvait que conduire à la décision de priver les Juifs de toute sépulture, à la volonté d’effacer toute trace de leur existence.

Pour Hitler, ce combat avait une portée éthique et religieuse, il l’a répété à plusieurs reprises et notamment dans son testament, à l’heure de sa mort : l’objectif final, c’était le triomphe de la nouvelle race élue contre le Peuple Juif, l’ancienne race élue. Rauschning lui prête les propos suivants : « Il ne peut pas y avoir deux peuples élus. Nous sommes le peuple de Dieu. Ces quelques mots décident de tout. Vous entendez cette proposition plutôt comme un symbole ? Non ! C’est la réalité toute simple, et qui ne supporte même pas la discussion. Deux mondes s’affrontent : l’homme de Dieu et l’homme de Satan. Le Juif est la dérision de l’homme, il est l’anti-homme. Il s’agit de faire surgir un nouvel homme qui sait et qui sent que Dieu est en lui. » Ne faut-il pas en venir à ce point limite pour rendre compte de l’acharnement mis dans l’exécution du programme d’exécution ?

Hitler proclamera, dans son testament : « C’est ainsi que je crois aujourd’hui agir dans le sens voulu par le Créateur Tout-puissant. En combattant les Juifs, je lutte pour l’œuvre du Seigneur.»


    Réflexions sur la Shoah, Jean Dujardin, Colloque international  d’Oxford sur la Shoah en 1989

-            L’Église catholique et le peuple juif – Un autre regard, Calmann-Lévy 2003, collection diaspora.) 

 

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