Chapitre 7

 

Aller à Auschwitz c’est accepter de mener le même combat que celui de Jacob. Ce combat dura toute la nuit, et Jacob en sortit blessé définitivement. Mais pour son plus grand bien. C’est un rude combat que nous avons à mener contre la nuit obscure qui habite l’être humain.

Cette nuit-là, Jacob se leva, il prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants, et passa le gué du Yabboq. Il leur fit traverser le torrent et il fit passer aussi tout ce qui lui appartenait. Jacob resta seul. Or, quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. L’homme, voyant qu’il ne pouvait pas le vaincre, le frappa au creux de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant ce combat. L’homme lui dit : « Lâche-moi, car l’aurore s’est levée. » Jacob répondit : « Je ne te lâcherai que si tu me bénis. » L’homme lui demanda : « Quel est ton nom ? – Je m’appelle Jacob ! – On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël (ce qui signifie : Fort contre Dieu), parce que tu as lutté contre Dieu comme on lutte contre des hommes, et tu as vaincu. » Jacob lui fit cette demande : « Révèle-moi ton nom, je t’en prie. » Mais il répondit : « Pourquoi me demandes-tu mon nom ? » Et à cet endroit il le bénit. Jacob appela ce lieu Pénouël (ce qui signifie : Face de Dieu), car il disait : « J’ai vu Dieu face à face, et j’ai eu la vie sauve. » Au lever du soleil, il traversa le torrent à Pénouël. Il resta boiteux de la hanche. (Genèse 32, 23-32, Traduction Bible de la Liturgie)

Après mes premiers voyages à Auschwitz, je suis reparti frappé à la hanche, et boiteux, comme Jacob sortant de son combat nocturne avec le mystérieux personnage au Yabboq. J’étais blessé d’avoir mené un dur assaut contre moi-même et contre Dieu. Mais dans ce combat, j’ai arraché le masque de Dieu, ce masque que l’homme Lui a façonné, et j’ai découvert Son visage sous un aspect beaucoup plus vrai. La Shoah nous dit : « Dieu n’est pas le Tout-puissant lointain que vous croyez, et en qui vous croyez, il faut changer votre regard sur Lui. Dieu était là, à Auschwitz. Il était bien là. Que ce soit dans les cachots asphyxiant, dans les bunkers de la faim, dans les salles d’opération des expériences médicales, dans les chambres à gaz, dans les trains de marchandises humaines, sur la rampe de sélection, dans les baraquements, sur les chantiers, dans les appels interminables. Bien sûr que le ciel « était vide », puisque Dieu était sur la terre, affamé avec l’affamé, torturé avec le torturé, pendu avec le pendu, fusillé avec le fusillé, gazé avec le gazé. Il était aussi dans les multiples petits actes de soutien, de solidarité entre détenus, actes parfois minimes, mais qui prenaient valeur d’Eternité ; il était dans les actes de militances, et de résistances, pour la survie dans le camp, pour alerter le monde, pour étayer et alimenter la Mémoire ; il était là où l’homme s’est sacrifié pour les autres, là où l’homme a donné sa vie pour un autre. La Shoah fait la vérité sur le cœur de l’homme, sur sa lâcheté et sa monstruosité, sur son courage, son héroïsme, son altruisme surprenants, mais elle met aussi Dieu a nu devant nous. Elle fait la vérité sur Dieu.

Auschwitz, ce lieu de mort, ce paroxysme de la barbarie, de la haine, cette vision d’horreur sur le cœur humain ; ce lieu où l’homme s’est dépassé, où l’homme s’est oublié au profit de son prochain – et là aussi il y a matière à réflexion, et à édification pour notre vie – Auschwitz, nous renvoie dans la vie, pour nous rendre les uns les autres plus vivants d’une vraie vie, d’une vie plus intense et plus affinée, plus vivants parce qu’ayant accepté de passer au creuset brûlant de la vérité sur nous-mêmes. 

 

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